Un logiciel qui en cache un autre

Pour approfondir ce que nous sommes, il nous faut dépasser l’image de la poupée gigogne. Pour

deux raisons. Dans la découverte de la poupée gigogne, c’est la plus grande qui contient les autres. La

première différence est que le soi qui nous est caché est plus vaste, si l’on peut dire, que le moi. Et

pourtant, c’est le moi qu’on voit. Le soi sous-tend, englobe et contient le moi, nous l’avons dit, de

sorte que le moi est une sorte de concrétion du soi. Le soi est plus vaste et engendre, accouche le

petit moi, comme on l’appelle parfois. La nature du soi, sans objet, est aussi moins complexe, on

peut la traduire comme pur ressenti, unitaire et sans forme.

 

La poupée gigogne a également l’inconvénient de dévoiler, quand on l’ouvre, une image semblable à

la première, comme on dit en géométrie. Identique mais de taille différente. Or le soi n’est vraiment

pas semblable au moi qu’il engendre. Ce pur ressenti se présente comme paisible, tendre et joyeux,

sans complication. Le sourire du nourrisson évoque bien cette sensation du soi. : satiété des besoins,

absence de souci et liberté de tout projet. Le bébé repus savoure simplement l’instant dans une

présence ouverte, sans forme. Le moi émerge du soi comme une sorte de cristallisation, de

concrérion. L’objet prend forme dans un espace et une durée précise qui n’existait pas dans le soi. Le

bébé était hors temps et « flottait » dans son espace. Maintenant on perçoit l’objet, et bientôt on le

pense, on le catégorise, on le définit et on le compare. Il devient utile et trouve sa place dans ce que

moi, j’ai à faire. Un monde se crée autour de cette forme. Je me retrouve sujet /devant lui. Et je le

ressens dans l’émotion nouvelle de l’image qu’il me donne à voir parmi toutes les images du monde.

Un ressenti nouveau. Non plus le ressenti de l’être lisse, pur ressenti du départ. Un instant plus tard,

un centième ou dixième de seconde s’est écoulé entre le soi et le moi, entre le pur ressenti et

l’émotion de l’objet face à moi.

 

Que s’est-il passé dans cet instant, et dans tous les instants qui le succèdent dans le courant de la

vie ? Comment le soi pur ressenti se cristallisé-t-il en moi/objet-autre, en espace-temps, en sujet

ressentant en relation avec autrui, en image aimable/détestable ?

 

Pour saisir ce passage, l’image du logiciel me vient. La notion de formatage. Nous serions passés

d’un logiciel à un autre en un instant. Nous serions passés d’un logiciel du pur ressenti à un logiciel

du monde cristallisé, perçu, nommable, utile. Nous aurions sans le savoir créé un monde complexe à

partir d’une vacuité anobjectale. A chaque centième de seconde, un tel formatage se déroulerait,

sans que nous n’en ayons connaissance, car nous passerions d’un logiciel sommaire à un autre

beaucop plus complexe qui nous ferait oublier le premier. Un oubli, une ignorance secondaire

voilerait le souvenir de notre vacuité profonde. Attirés que nous sommes vers la perception des

choses, fascinés par la pensée, son utilité, nous formaterions le monde que nous sommes, de l’unité

du ressenti vers le complexe de l’image et de la pensée.

 

Si cette hypothèse est pertinente, elle pose plusieurs questions. A quel âge se produit l’apparition de

ce processus dans le développement du nourrisson ? Et pour quelles « raisons » se produirait ce

processus à ce moment-là ? Qu’est-ce qui en motiverait l’émergence dans le courant de la vie ?

 

C’est ce que nous commencerons à découvrir dans le prochain article.